François,
Me voilà François, ce n'est que moi.
Me voilà François en cette fin d'après-midi au soleil pâle, au fond d'air frais, une mine bleue à la main.
Comment vous portez-vous ? Comment portez-vous votre corps ? Le trainez-vous légèrement ? Avancez-vous dans la vie d'un pas alerte ?
Cette semaine j'ai été voir l'exposition Chagall aux Capucins.
Peut-être que je n'étais pas dans un bon jour ? Il faisait froid à l'intérieur du bâtiment. En général, je suis bon public, pour tout, pourtant...
Je me suis plantée devant le premier grand tableau "Le marchand de bestiaux"
Je n'ai pas aimé la palette de couleurs, pas plus que la construction, le cubisme en exergue ?
Je me suis approchée un peu, me frayant un chemin dans un groupe de vieux, qui allait ensuite manger au restaurant, d'ailleurs moi aussi, d'ailleurs je me sentais vieille, devant les eaux fortes et j'aurais bien eu besoin de boire une eau forte, forte et limpide, une eau de vie.
Devant le tableau, j'ai eu cette réaction, François, je ne vous cache rien, cette réaction de "provinciale plouc mais pas méchante", j'ai trouvé que Marc Chagall ne savait pas dessiner...
Attention je trouvais que Basquiat ne savait pas dessiner non plus, pourtant devant ses toiles j'ai le cœur dans un shaker. Je m'enfonce François ? vous ne m'aimez plus du tout ?
Je n'ai pas été jusqu'à la phrase fatidique : un gosse en ferait autant ! Non grand Dieu !
Mais tout de même, les mains, les mains pareilles à des mains posées sur la toile dont on aurait dessiné les contours.
Oui vous avez raison, je n'y connais rien.
Et pendant que derrière moi on s'extasiait avec des adddmirables, merrrrveilleux, je m'en voulais à mort de ne rien ressentir. Totalement imperméable.
Au fond je crois que Marc Chagall comme d'autres peintres m'offrait là sa vision de sa réalité.
Ses toiles sont foisonnantes, incroyablement pleine mais je n'avais pas les clefs, je suis restée au bord.
Puisque l'expo, importante, recelait près de 300 objets, j'ai lu sa poésie et là encore je n'ai pas été emportée.
Faut-il être totalement idiote ou hermétique à la peinture pour ne pas aimer Chagall ? Je n'étais pas dans un bon jour, c'est certain.
Tout n'a pas été négatif, loin de là, j'ai aimé des seconds plans, des maisons sous la neige la nuit, mais j'ai fait abstraction de ce qu'il y avait autour.
J'admire Chagall pour sa constance, l'art du faire, jusqu'à presque cent ans, il a créé, un Balzac de la peinture mais je sais aussi que Marc Chagall n'est pas pour moi.
Mon moral est remonté au beau fixe au restaurant le :Par faim du quai, il faut passer le pont habité, rive droite.
Je n'ai fait qu'une bouchée de ma tarte tatin pommes boudin antillais, d'ailleurs je vais tenter cette recette.
Je vous vois vous savez ? Votre moue déconfite ? Vous n'aimez pas les abats je suppose ?
Et puis le filet de merlu tout emmailloté, comme un petit bébé gras, d'un barde de lard fumé avec une sauce crémeuse au brocoli, fameux.
Le tiramisu poires pain d'épice ne m'a pas subjuguée je ne suis pas un bec sucré.
Une petite mousse pour faire glisser tout ce beau monde et ma foi j'étais satisfaite de cette petite virée.
A la vérité, je ne voulais pas évoquer la peinture, j'ai pris mon crayon pour vous parler de la correspondance amoureuse de François Mitterrand.
Mais après mes analyses picturales à l'emporte pièces, je crois que je vais en rester là pour ce soir...
Me pardonnez-vous mon inculture ?
Si oui je vous prépare volontiers une cervelle pomme à l'eau vinaigrette.
(sourire)
François, fait-il froid à Paris ?
Laurence Gaillard
Ma chère Laurence,
Quel plaisir d’avoir de vos nouvelles ! Plaisir renouvelé à chacune de vos lettres…
Si, par le passé, vous avez pu me causer du chagrin et faire naître en moi ce sentiment mauvais de la jalousie, sachez que mon esprit a recouvré toute sa sérénité et je vous remercie de m’avoir sorti de cette tempête ; à jamais, je vous en serai reconnaissant. A présent, je me réjouis de nous sentir unis par un lien solide, que je sais durable, que j’espère immuable ; ainsi ferez-vous partie, ma chère, vous en rendez-vous compte, de cette poignée d’êtres, qui auront marqué profondément, intensément, mon existence ; car, comme je le disais encore, il y a peu de temps, peu nombreux sont les êtres, qui, sur leur passage, laissent une trace inaltérable dans notre vie.
Alors oui, je comprends votre malaise, car il n’est jamais facile de rester à l’écart, au bord de la route, dans l’incompréhension, bref, de ne pas se sentir touché par la grâce de l’artiste, alors que tout le monde crie au génie. Si vous saviez combien de fois je suis resté sur la touche, à la porte, sans les clefs… si vous saviez quels chefs d’œuvre me sont tombés des mains, que je n’ai lu que par extraits, par résumés, en diagonale… je ne peux, même à vous, le confesser… ou alors vous le susurrerai-je à l’oreille… je ne puis risquer de perdre ma place, sur le petit écran et surtout, dans votre cœur (sourire)…
Pour conclure sur le sujet, je pense que, parfois, peut-être, le sens d’une œuvre nous échappe parce que nous n’appartenons pas à l’époque qui a vu naître l’artiste ; ainsi, si nous ne sommes pas d’emblée conquis par le trait, le mouvement, les couleurs, l’univers, les enjeux esthétiques et artistiques de l’époque nous échappent-ils peut-être, je ne sais pas… Tout cela est tellement mystérieux et subjectif…
Figurez-vous que je n’ai pas encore lu la correspondance de François Mitterrand et d’Anne Pingeot, mais je l’ai reçue, elle m’attend sur mon bureau, j’ai tellement de livres qui attendent… Toutefois je l’ai feuilletée et je dois avouer qu’il savait écrire et parler d’amour, le bougre :
«Tu as été la chance de ma vie. Comment ne pas t’aimer davantage ? » écrivait-il dans son ultime lettre… Comment ne pas être touché, en effet par ces mots, ou par ceux-ci encore, au début de leur relation :
« Ce qui domine en moi, Anne, comprenez-le, c’est le sentiment qu’il existe entre nous un monde de relations subtiles et délicates. »